Relecture du « Prince » (1513): Machiavel était-il un auteur cynique ou un patriote italien ?
Parmi les textes majeurs de la littérature politique, Le Prince occupe une place unique. Il a gardé sa jeunesse et son pouvoir de fascination. Il nous interpelle comme s’il était de notre temps, comme s’il avait été écrit pour nous. C’est pourtant en 1513 que Nicolas Machiavel le rédige. Depuis lors, il n’a cessé de hanter l’histoire. Enigmatique, il est tantôt condamné comme diabolique, tantôt loué pour son audace et la profondeur de sa pensée. Si Le Prince a pu paraître ambigu, c’est parce qu’en dévoilant la vérité du pouvoir, il a été utilisé par des personnages qui n’y ont vu qu’un manuel cynique d’instauration de la tyrannie. Pourtant, nul cynisme chez Machiavel. Simplement un grand réalisme politique et un sens aigu de l’intérêt supérieur de la patrie. Du patriotisme ! Machiavel ne prêche pas la cruauté. L’objet de son livre est la fondation d’un Etat. Le Prince est au coeur d’un enjeu historique : la transition du pré-politique au Politique, du désordre à l’Etat national.
L’enjeu de l’unité nationale
Au début du XVIesiècle, l’Italie est une péninsule fragmentée. Elle est constituée d’une vingtaine d’Etats de dimensions et d’importance diverses. Venise, Milan, Rome, Naples et Florence détiennent l’influence politique. Autour de ceux-ci, gravitent un certain nombre d’Etats mineurs, théoriquement souverains. Un morcellement territorial qui favorise des particularismes et des rivalités sans fin, catastrophiques pour le destin du pays. L’Italie est troublée par des conflits armés. La relative stabilité qui y régnait depuis la paix de Lodi (1454) a été rompue par l’expédition italienne de Charles VIII (1494). Les intrusions étrangères qui s’y succèdent font éclater au grand jour l’absence d’une conscience nationale. L’Italie n’arrive pas à se constituer en un Etat fort et stable. Machiavel (1469-1527) est témoin des convulsions de son époque. Florence, sa ville natale, par sa position centrale, par ses traditions et ses changements de régime, résume les méandres du jeu politique italien. Longtemps protégée de l’absolutisme par l’attachement séculaire de sa population au partage du pouvoir, la cité florentine a succombé à la toute-puissance d’une richissime famille de banquiers, les Médicis …Dès son retour triomphal d’exil à l’automne 1434, Côme de Médicis instaure habilement une république de façade, masquant son pouvoir tentaculaire. Trente cinq ans plus tard, son petit fils Laurent le Magnifique inaugure un principat prestigieux, mais agité de règlements de comptes. Tragédie symbolique le dimanche 26 avril 1478 : Laurent et son frère Julien sont assaillis par des hommes armés, alors qu’ils assistent à la grand-messe dans la cathédrale Santa Maria del Fiore. Laurent échappe de justesse à un assassinat. Julien succombe … poignardé ! A l’origine de l’attentat, les Pazzi, une des puissantes familles de l’oligarchie florentine, qui tente ainsi de venger la confiscation de ses biens. La foule prend le parti des Médicis.Une répression féroce s’abat sur les conjurés : Jacopo Pazzi est lynché, Francesco Pazzi éventré. Machiavel voit, à neuf ans, le corps de l’archevêque Salviati pendu à une fenêtre du Palais-Vieux. Laurent est excommunié par le Saint-Siège. Il entame une vigoureuse campagne diplomatique au moment où les armées pontificales et napolitaines multiplient des attaques contre Florence. En décembre 1479, il se rend personnellement à Naples où il réussit à détacher le roi Ferdinand du pape. Il profite du regain de popularité et de prestige que lui vaut sa victoire diplomatique pour consolider son pouvoir qui sort de l’épreuve plus fort que jamais. Mais Pierre qui lui succède (1492) n’a ni son prestige, ni son habileté pour conserver la faveur populaire et celle de l’oligarchie restée fidèle aux Médicis. Il livre plusieurs villes de Toscane à Charles VIII venu en Italie prendre possession du Royaume de Naples. Le roi de France pénètre à Florence et y reste onze jours. Le peuple se soulève et chasse les Médicis de la cité. Le pays tombe vite aux mains du moine dominicain Jérôme Savonarole qui, par ses sermons enflammés, par ses appels à une « cité de Dieu», galvanise toujours plus ses auditoires. Ce prieur du couvent de San Marco veut conduire les foules florentines à renoncer aux richesses et aux oeuvres d’art. Son activisme tranche avec l’hédonisme de la Renaissance italienne. Il fustige la corruption et les moeurs de son temps. Il stigmatise la cupidité et la luxure de la Rome papale. Il engage une épreuve de force avec le souverain pontife Alexandre VI Borgia … Il est arrêté et torturé, puis exécuté Place de la Seigneurie le 23 mai 1498. Deux semaines (15 juin) plus tard, Machiavel est nommé Secrétaire de la Seconde Chancellerie. Il remplira diverses missions politiques et diplomatiques. Il comprendra l’art de la Politique. En 1502, une innovation importante modifie le fonctionnement du gouvernement florentin: Pierre Soderini est élu Gonfalonier à vie. A partir de ce moment, la vie politique florentine se stabilise. Républicain convaincu, Soderini gouverne dans le respect strict des institutions, sans se laisser inféoder aux intérêts de l’oligarchie. Cette attitude lui vaut l’appui du parti populaire, mais déçoit les attentes de ses pairs qui entrent en opposition, soutenus de l’extérieur par le Cardinal Jean de Médicis (futur Léon X). En novembre 1512, le pouvoir bascule. Les Médicis sont de retour à Florence appuyés par une armée espagnole qui, après avoir mis à sac la ville de Prato (29 août 1512), provoque la fuite de Pierre Soderini (31 août 1512). Machiavel perd sa place. Il est arrêté, torturé, emprisonné, relâché, puis exilé. Son maître ouvrage, Le Prince, sort de ces circonstances. Désirant s’offrir à la « Magnificence » de Laurent de Médicis, Machiavel épouse l’humanisme de La Renaissance … Grande période artistique, de bouillonnement intellectuel, de remise en question des croyances séculaires … Au cours de laquelle chaque Etat cherche par lui-même la solution au problème du meilleur gouvernement. « Le Prince », l’unificateur Machiavel s’indigne des circonstances qui ont conduit l’Italie à « l’esclavage et à la honte ». Pragmatique, le « Secrétaire florentin » cherche les moyens susceptibles de sortir son pays de la situation catastrophique dans laquelle il se trouve. Quelle solution miracle pour régénérer cette Italie morcelée en Principautés ? Patriote, Machiavel conçoit un Homme de génie qui serait capable de créer un Etat d’attraction nationale, qui mettrait un terme aux dissensions comme aux ambitions étrangères et pour lequel compterait seul l’intérêt de l’Etat. C’est l’Homme fort, qui doit venir, qui doit nécessairement arriver pour unir, armer et déprêtiser l’Italie. C’est l’ « Homme exceptionnel » qui intervient en temps de malheurs pour assurer la transition vers l’État national. C’est le Prince, l’unificateur ! Le Prince, livre du pré-politique, espère la sortie du « chaos » et en appelle à l’ « Homme rare ». Celui-ci n’est pas un tyran, un usurpateur qui exerce un pouvoir violent dans son propre intérêt. C’est encore moins un législateur dont la mission est plus commode puisque lui ne part pas du chaos. Le Prince est celui dont la force, anticipant un droit qui n’existe pas encore, est cependant suffisante et suffisamment terrifiante pour fonder une royauté. Pour fonder l’Etat, le Prince fera agir les passions mauvaises contre elles-mêmes pour que naisse la société politique. Empiriquement, il va tenter de transformer un agrégat d’hommes violents et ignorants en un Etat. Dans ce « chaos », seule la nécessité lui impose la nature des moyens. La véritable nécessité est une contrainte d’ordre intellectuel et rationnel. Elle apparaît au terme d’une analyse qui examine en détail les avantages et les inconvénients de chaque partie en s’appuyant sur l’expérience et l’histoire. Aussi, pour « réussir » la conquête, l’exercice et la conservation du pouvoir d’Etat, le Prince doit-il faire abstraction de la morale. Le « Bien » n’est qu’une illusion. Ce qui existe vraiment est l’utile, le pouvoir. Non le pouvoir pour le pouvoir … Mais le pouvoir au service d’une ambition, d’une fin patriotique. Fin pour laquelle « tous les moyens sont bons » ! Ainsi, Machiavel remet en cause les bases classiques de la raison d’État selon lesquelles, les bonnes causes produisent les bons effets (« Le bien est créateur de bien, le mal créateur de mal »). Pour lui, c’est l’inverse : les bons effets ne peuvent avoir que de bonnes causes. Au nom de la raison d’Etat, il est permis au pouvoir de déroger à la morale si l’utilité publique l’exige. Non l’utilité pour ceux qui détiennent le pouvoir, mais pour le salut public. Tant que le sursaut politique n’a pas eu lieu, la question de la moralité des actions est oiseuse. Elle prendra ultérieurement sens dans un « contexte politique » où la loi donnera corps à l’éthique. La pire action n’est ni bonne, ni mauvaise tant que l’Etat n’est pas fondé. Dès qu’il sera constitué, la plus haute des vertus sera requise, toute entorse à la loi sera condamnable. Si le Prince est « amoral », c’est pour rendre un jour la morale possible. Son but est que les hommes vivent dans la liberté et la raison. Mais les conditions historiques de l’Italie divisée et déchirée par les guerres sont telles qu’il est impossible de mener une politique républicaine. Il faut d’abord créer les conditions qui la rendent possible. C’est la légalité qui rendra la vertu possible. La ruse et la force pour la fondation de l’Etat Pour fonder l’Etat, le Prince doit conjuguer réalisme, égoïsme, calcul, habileté, simulation et dissimulation, indifférence au bien et au mal &hell...
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